Il fut un temps — il n’y a pas si longtemps — où l’image d’un vieil homme dormant sur un banc public en plein hiver soulevait un haut-le-cœur, une clameur spontanée : « ce n’est pas tolérable ! ». Aujourd’hui, ce banc devient invisible, son occupant aussi. L’indignation s’est fanée, lentement, remplacée par une forme de respiration résignée : c’est ainsi, c’est la ville, c’est la crise. Pourtant, cette accoutumance au scandale n’est rien d’autre qu’un renoncement moral — et l’histoire prouve que les sociétés ne tombent pas sous les coups de poing, mais sous les silences accumulés.
Ce que l’on choisit de ne plus voir devient le théâtre de toutes les complaisances. Invisibiliser, c’est déresponsabiliser. En discutant récemment avec une femme sans abri à Montreuil, elle m’a dit avec calme : « le pire n’est pas de dormir dehors, c’est que plus personne ne me parle ». Ce recul de l’attention, cette forme d’estrangement social, nous habite plus largement qu’on le croit. Elle contamine les institutions, les relations, les journaux. Hannah Arendt nous avait mis en garde : ce sont les petits effacements successifs de la pensée critique qui permettent les grandes abdications collectives.
Alors que reste-t-il de notre responsabilité individuelle et collective ? Ne sommes-nous pas en train de céder à une forme d’aliénation douce, celle qui enveloppe notre malaise dans la routine comme un sédatif ? À force de piéger la souffrance dans les plis de l’habitude, nous neutralisons notre capacité à agir. La philosophe Judith Butler parle d’éthique de la précarité : reconnaître la vulnérabilité de l’autre comme une condition de notre propre humanité. Cela exige une disposition active : celle de l’attention vigilante. Non pas la pitié furtive, mais une lucidité nourrie de contact et de présence.
Résister, aujourd’hui, c’est refuser le lexique de la fatalité. C’est redonner statut à la détresse, au geste de tendre un café, au nom qu’on demande. Cette résistance est à la fois intime et politique — elle suppose qu’on arrête de confondre information et compréhension, statistiques et visages. Nous avons besoin d’un engagement à échelle humaine, enraciné dans l’expérience vécue. Et cela commence sur ce banc, justement là où plus personne ne s’assoit par gêne d’y croiser un exilé du monde.
La vertu politique de notre époque, si elle veut encore s’appeler démocratie, devra être celle de l’attention. Non pas une attention floue et distraite, mais celle, exigeante, qui voit dans chaque exclusion un symptôme, dans chaque silence un consentement tacite à l’injustice. Car à travers la lueur pauvre d’un regard ignoré, c’est notre humanité même qui se demande si elle vaut encore quelque chose. Et à cette question, il nous faut répondre — non par des lois, mais par une présence.





