À première vue, l’histoire d’une fortune consacrant 636 000 $ à des manucures peut faire sourire. C’est d’ailleurs l’angle léger qu’a choisi un récent article de La Presse ayant suscité viralité et réactions. Mais sous l’humour se cache un symptôme inquiétant : la banalisation d’un fossé économique qui n’en finit plus de s’élargir. Ce genre d’anecdotes, devenues monnaie courante dans les sections « style de vie » des fortunes canadiennes, agit comme un miroir déformant d’un pays où, pendant qu’on compte en centaines de milliers les soins esthétiques, d’autres comptent en heures les files d’attente devant les banques alimentaires.
Le contraste est cinglant lorsqu’on l’oppose aux données de Statistique Canada : en 2024, les 1 % les plus riches détenaient 25,7 % de la richesse nette du pays, pendant que les 40 % les plus pauvres possédaient collectivement à peine 1,6 %. Au Québec, les proportions sont similaires bien qu’un peu atténuées : près de 19 % du patrimoine net est concentré entre les mains de l’élite la plus nantie. Cette concentration s’est accentuée en même temps que le coût de la vie explosait, affectant surtout les ménages à revenu modeste. À l’opposé, les ultra-riches, eux, sont très bien protégés de l’inflation, multipliant placements, actifs à faible fiscalité et produits de luxe… incluant les soins de manucure hors norme.
Ce qui écorche dans ce récit n’est pas la dépense elle-même — après tout, chacun est libre de disposer de son argent — mais bien son effet de loupe sur les carences systémiques de notre économie. Chaque dollar consacré à l’extravagance pourrait rappeler un dollar manquant pour loger convenablement des familles, financer des soins en santé mentale ou améliorer l’accessibilité scolaire. Pendant ce temps, nos institutions publiques peinent à boucler leurs budgets. À Montréal, plus de 1000 personnes dorment dans la rue chaque soir, et les refuges débordent. Les listes d’attente pour les services sociaux atteignent des records. Devant ça, clinquantes, les factures esthético-luxueuses ne relèvent plus de l’anecdote : elles deviennent symboliquement violentes.
Les économistes parlent depuis longtemps d’« indécence économique » pour qualifier cette accumulation déconnectée de toute utilité sociale. Loin d’envier ces dépenses, une majorité de Canadiens les perçoit désormais comme un affront. Selon un sondage Angus Reid de mai 2025, 68 % des répondants considèrent que les ultra-riches contribuent trop peu à l’effort collectif. Et cette perception n’est pas anodine : elle alimente l’érosion de la confiance publique envers les élites économiques et politiques, un phénomène documenté à l’international. Moins cette confiance tient, plus notre cohésion collective se fragilise — et moins il devient possible de bâtir des consensus pour gérer les prochaines crises économiques et sociales.
Le scandale n’est pas dans la manucure à 500 $, mais dans le silence qu’elle assourdit : celui des besoins urgents restés sans réponse, des inégalités qui se creusent à l’abri du vernis, littéralement. L’enjeu, ici, n’est pas de pointer du doigt une personne mais d’interroger un système qui permet — et normalise — ces excès. Dans une économie saine, la richesse spectaculaire devrait susciter non pas l’envie, mais la responsabilité. Autrement, c’est la démocratie elle-même qui risque de s’écailler, couche par couche, comme un ongle mal entretenu sous une apparence brillante.





